« 0n objecte que la nature du délit a changé, une frontière qui n’est que politique laissant toujours passer le mal. Mais on ne ranime point les morts dont le corps supplicié fut réduit à la boue. Le fusillé, par l’occupant et ses aides, ne se réveillera pas dans le département limitrophe à celui qui vit sa tête partir en morceaux ! La vérité est que la compromission avec la duplicité s’est considérablement renforcée parmi la classe des gouverneurs. Sylla et Machiavel engrangent. L’énigme de demain commande-t-elle tant de précautions ? Nous ne le croyons pas. Mais, attention que les pardonnés, ceux qui avaient choisi le parti du crime, ne redeviennent nos tourmenteurs, à la faveur de notre légèreté et d’un oubli coupable. Ils trouveraient le moyen, avec le ponçage du temps, de glisser l’hitlérisme dans une tradition, de lui fournir une légitimité, une amabilité même !
Nous sommes partisans, après l’incendie, d’effacer les traces et de murer le labyrinthe. On ne prolonge pas un climat exceptionnel. Nous sommes partisans, après l’incendie, d’effacer les traces, de murer le labyrinthe et de relever le civisme. Les stratèges n’en sont pas partisans. Les stratèges sont la plaie de ce monde et sa mauvaise haleine. Ils ont besoin, pour prévoir, agir et corriger, d’un arsenal qui, aligné, fasse plusieurs fois le tour de la terre. Le procès du passé et les pleins pouvoirs pour l’avenir sont leur unique préoccupation. Ce sont les médecins de l’agonie, les charançons de la naissance et de la mort. Ils désignent du nom de science de l’Histoire la conscience faussée qui leur fait décimer une forêt heureuse en bagne subtil, projeter les ténèbres de leur chaos comme lumière de la Connaissance. Ils font sans cesse se lever devant eux des moissons nouvelles d’ennemis afin que leur faux ne se rouille pas, leur intelligence entreprenante ne se paralyse. Ils exagèrent à dessein la faute et sous-évaluent le crime. Ils mettent en pièces des préjugés anodins et les remplacent par des règles implacables. Ils accusent le cerveau d’autrui d’abriter un cancer analogue à celui qu’ils recèlent dans la vanité de leur cœur. Ce sont les blanchisseurs de la putréfaction. Tels sont les stratèges qui veillent dans les camps et manœuvrent les leviers mystérieux de notre vie. »[1]
« Une semaine après avoir égorgé douze ouvriers croates sur un chantier hydraulique voisin de Tibbirine, ‘sous nos fenêtres’, un commando islamiste fait irruption dans le monastère et demande à voir ‘le pape du lieu’. Pendant un quart d’heure je me suis trouvé en tête à tête avec le meurtrier des Croates, Sayeb Attia, qui s’est présenté comme le grand chef du GIA dans notre région, racontera aux siens frère Christian. Il venait demander des choses précises. Il était armé : poignard et pistolet-mitrailleur. Ils étaient six et c’était la nuit.
Il avait commencé par sortir de la maison car je ne voulais pas parler avec quelqu’un en armes dans une maison qui a vocation de paix.
Nous nous sommes retrouvés dehors… Et, à mes yeux, il était désarmé. Nous avons été visage en face de visage. Il a présenté ses trois exigences et, par trois fois, j’ai pu dire : « Non », ou « Pas comme cela… »
Il a bien dit « Vous n’avez pas le choix ». J’ai dit : « Si, j’ai le choix ». Non seulement parce que j’étais le gardien de mes frères, mais aussi, en fait, parce que j’étais le gardien de ce frère qui était là, en face de moi et qui devait pouvoir découvrir en lui autre chose que ce qu’il était devenu. Et c’est un peu cela qui s’est révélé dans la mesure où il a cédé, où il a fait effort de comprendre.
On entend : « Ce sont des bêtes immondes, ce ne sont pas des hommes, on ne peut pas traiter avec eux ». Je dis : « Si nous parlons comme ça, il n’y aura jamais de paix. Je sais qu’il a égorgé 145 personnes. Mais depuis qu’il est mort j’essaie d’imaginer son entrée au paradis et il me semble qu’aux yeux de Dieu, aux yeux du Bon Dieu, j’ai le droit de présenter pour lui trois circonstances atténuantes : la première c’est que, de fait, il ne nous a pas égorgés ; la deuxième, c’est que d’abord il est sorti quand je le lui ai demandé, et puis il est mort à quelques kilomètres de chez nous, il a agonisé, blessé, pendant neuf jours et il avait accepté de ne pas faire appel à notre médecin, frère Luc, pour venir le chercher. Ce médecin ne doit pas sortir de chez nous (trop âgé) : c’était clair avec nous. Donc il n’est pas venu le chercher ; et la troisième circonstance atténuante, c’est qu’après notre entretien de la nuit, je lui avais dit : « Nous sommes en train de nous préparer pour célébrer Noël et, pour nous, c’est la naissance du prince de la paix, de Jésus le Messie que nous honorons comme Prince de la paix. Et vous venez, comme cela, en armes. » Il a répondu : « Excusez-moi, je ne savais pas. »
Une autre fois, un autre groupe, une autre nuit : « Il demandait à téléphoner… finalement ils ont pu se servir de notre téléphone portatif, mais en dehors de la maison et nous avons été présents tout le temps où ils ont téléphoné, le père Robert et moi… et le père Robert qui était un peu tendu et qui fume beaucoup, a demandé à un moment la permission de fumer. Alors le Grand Chef a dit que ça, c’est haram, c’est interdit. Il a commencé à développer : le Prophète l’a interdit, etc. Alors au bout du compte je lui ai dit : ‘Ecoutez, si vous me montrez un seul texte du Hadith ou du Qoran qui interdise la cigarette, je vous croirai ; mais je peux vous certifier que ce n’est pas écrit.’ Et puis, trois minutes après, Robert tranquillement craque une allumette, allume sa cigarette et dit : ‘Ce qui est haram, c’est de tuer l’autre.’ J’ai eu le sentiment qu’à ce moment-là tout l’Evangile était dit »[2].
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[1] René Char, Recherche de la base et du sommet : I. Pauvreté et privilège, Billet à Francis Curel, IV.
[2] Jean-Luc Barré, Algérie : l’espoir fraternel, Stock, 1997 (réédité en 2010 sous le titre Tibbirine, une espérance à perte de vie).